mardi 28 août 2018



Des instants cauchemardesques à bord du Provence II 




Pour ce post de rentrée, je vous emmène en Méditerranée à bord du Provence II. Pas pour une croisière, puisque ce paquebot de luxe a été reconverti en croiseur pour les besoins de la guerre. Nous y accompagnons Pierre Lacourt qui fait route pour Salonique avec son nouveau régiment depuis Toulon, en février 1916. Pierre va y vivre d'étranges hallucinations ou cauchemars, avant d'y connaître une fin tragique...

Au début de ce dix-septième chapitre, dont le titre est des plus menaçants "Lorsque s'ouvre l'une des portes des Enfers", on apprend que Madeleine reçoit une lettre de Pierre, à la mi-février 1916, plusieurs semaines après sa dernière permission à Alger pour les Fêtes. Il lui apprend qu'après plusieurs jours de manœuvres en janvier dans le désert tunisien, il allait changer une nouvelle fois de régiment. Lui écrivant de Bizerte, il lui explique qu'il va embarquer pour Toulon afin d'y rejoindre le 3e Régiment d'Infanterie Coloniale qui doit partir pour Salonique. Au passage, il est devenu caporal dans ce nouveau transfert. Madeleine est heureuse d'avoir enfin de ses nouvelles et constate qu'il va encore une fois partir en Orient plutôt qu'en France.

Pierre est encore à Toulon, au moment où Madeleine reçoit son courrier, mais son départ est imminent, puisqu'il finit par apprendre que celui-ci est prévu pour le 23 février. C'est à bord d'un navire de prestige que le voyage va s'effectuer, la Provence, un paquebot de luxe appartenant à la Compagnie Générale Transatlantique, notamment célèbre pour avoir battu avant guerre le record de vitesse pour la traversée de l'Atlantique entre Plymouth et New York. Rebaptisé Provence II suite à sa réquisition pour la guerre, il est devenu un croiseur auxiliaire solidement armé, assurant le transport de troupes en Méditerranée.
Troupes à bord du paquebot La Provence, photographie de presse tirée du journal Le Miroir, daté du 21 novembre 1915
(Wikimedia Commons - Le Miroir
Carte postale de 1906 représentant le transatlantique La Provence au Havre
(Wikimedia Commons)

Les trois premiers jours de mer se passent sans encombres et au matin du 26 février, le navire a dépassé Malte depuis longtemps et se rapproche du passage entre la Crète et le Péloponnèse qui marque l'entrée en mer Egée. Après le repas de midi, Pierre est sur le pont et il est plongé dans ses pensées. Il pense bien entendu à Madeleine et songe à cette terre de Grèce dont il se rapproche et qu'il rêve de fouler un jour en tant qu'archéologue et non pas en tant que soldat comme il s'apprête à le faire. Pierre sait notamment que le navire se situe alors au large du cap Matapan, l'extrémité sud du Péloponnèse. Ce cap, également connu sous le nom de cap Ténare, était considéré par les Grecs de l'Antiquité comme l'une des entrées des Enfers, notamment la grotte située à son extrémité. Pierre de par ses connaissances le sait et a alors un mauvais pressentiment. Il sent que quelque chose risque de se produire, d'autant que depuis quelques jours ses cauchemars récurrents se sont intensifiés. 

Tout à coup, en observant la mer, en contrebas, il croit apercevoir le long cou d'une créature marine. C'est une vision fugace qu'il a, une hallucination se dit-il et n'en parle à personne. Pour penser à autre chose, il engage la conversation avec des voisins et discute de leur affectation à Salonique et du Front d'Orient en général. Ensuite, redirigeant machinalement le regard vers les flots, il a une nouvelle hallucination, celle d'un immense visage féminin menaçant. Il en sursaute de peur et devant l'incompréhension de ses collègues, il décide d'aller se reposer à l'intérieur du bateau. Ces signes sont inquiétants mais ils sont peut-être le fait de la fatigue et une bonne sieste l'aidera à se détendre, imagine-t-il.

Pierre quitte donc le pont supérieur, traverse l'étage cossu réservé aux officiers et descend dans les niveaux inférieurs retrouver sa couchette située dans une cale. Il parvient à s'endormir assez vite et profondément, si bien qu'il ne tarde pas à faire un rêve.  
Ulysse et les Sirènes représentés sur un vase attique à figures rouges
daté de 480-470 av. JC, British Museum, Londres (Wikimedia Commons - Jastrow) 

Dans son songe, il se retrouve à bord d'une petite embarcation en pleine mer. Tout est calme, puis il entend soudain un chant mélodieux venu du fond de la mer. Une voix féminine qui se matérialise rapidement sous les traits d'une sensuelle et magnifique jeune femme dans l'eau limpide. Il se sent irrémédiablement attiré par elle et résiste pour ne pas la rejoindre. Il voit parfaitement la similitude qui existe entre ce qu'il vit et l'épisode de l'Odyssée qui voit Ulysse tenté par le chant des Sirènes. La belle joue de ses atouts et de son corps superbe pour le séduire et l'inciter à la rejoindre dans l'eau, ondulant et se dévêtant sensuellement. Pierre sent le piège mais entreprend de quitter la barque pour s'abandonner à elle, en tentant au préalable de nouer un dialogue avec elle. Il veut savoir qui elle est et quelle est sa nature ? Humaine, divine ou démoniaque ? 

Elle se contente de l'inviter ardemment à le rejoindre, pour toute réponse, et en lui faisant les promesses les plus aguicheuses alors qu'elle est déjà nue désormais. N'obtenant d'autres réponses, il finit par la rejoindre dans l'eau. Il la prend dans ses bras et la blottit contre lui. 

Alors qu'il s'apprête à l'embrasser, il est horrifié en découvrant qu'elle a complètement changé. Elle a désormais un aspect démoniaque, des yeux d'un noir profond, des dents et des griffes acérées. Il cherche à se débattre et à s'enfuir, y parvient un cours instant, mais la créature est d'une force prodigieuse et réussit à le retenir et à l'agripper, puis à le mordre affreusement à la jambe. La situation de Pierre est désespérée, il est perdu, d'autant que deux autres Néréides, toutes aussi terrifiantes, surgissent des profondeurs. Elles lui saisissent les bras et l'entraînent vers les fonds obscurs. L'asphyxie le gagne et il atteint désormais une profondeur qui le plonge dans un noir abyssal. Il se sait perdu et se réveille alors en sursaut et en criant.  
Le SS Californian photographié en 1912,
l'année où il fut rendu célèbre pour ne pas avoir porté secours au Titanic
(Wikimedia Commons)

Dans la cabine, ses camarades rouspètent ou le raillent. Il explique qu'il a fait un affreux cauchemar, sans donner de détails, tente de se rendormir en vain, puis décide de se lever et de sortir prendre l'air. Alors qu'il est en train de quitter la cabine, un bruit violent secoue le navire. C'est la stupéfaction autour de Pierre. Chacun se demande ce qui s'est passé. Certains imaginent une explosion ou une collision avec un autre bateau ou un récif, mais ces explications ne sont pas convaincantes. Ils décident de regarder à travers le hublot mais tout semble normal. On songe alors à une mine, mais le bateau est encore loin de toute côte, c'est donc peu probable. L'un d'eux pense ensuite à la torpille d'un sous-marin, tout le monde comprend alors qu'ils tiennent là la bonne piste. Dans le même secteur, en effet, un cargo américain reconverti en transport de troupes, le SS Californian, avait été coulé par un U-boat allemand quelques mois plus tôt, en novembre 1915.

Pierre et ses camarades quittent alors leur cabine pour gagner les étages supérieurs. Ils constatent très vite que les escaliers y menant sont engorgés, l'accès est bloqué et la panique commence à s'installer parmi les hommes. 
L'U35, l'U-boat responsable du naufrage du Provence II,
croisant ici en Méditerranée en 1915 (Wikimedia Commons)

En haut, la situation n'est pas plus brillante et la procédure d'évacuation tarde. Tout le monde avait été surpris par l'attaque, personne n'avait aperçu le sous-marin, ni même le sillage de la torpille. L'U-boat reste invisible et le Provence II demeure donc à la merci d'une éventuelle deuxième torpille. Les artilleurs à bord tentent de le repérer mais sans succès, tandis que l'équipage reste discipliné mais que les hommes de troupes ont tendance à céder à la panique. 

L'eau s'engouffre rapidement dans les cales et le navire commence à s'enfoncer par l'arrière sur tribord, là où la torpille a frappé. On fait stopper les machines, fermer les portes étanches - des hommes resteront d'ailleurs bloquer dans les cales, 150 périront noyés dans la n°3 - préparer les embarcations de sauvetage. Il y a trente huit canots de ce type à bord et tout le monde se rend compte très vite qu'il n'y en aura pas assez pour sauver l'intégralité des occupants du navire, d'autant que le naufrage ne laissera jamais le temps suffisant pour tous les mettre à l'eau.   

La panique gagne alors la totalité des soldats et les hommes d'équipage restent fidèles à leurs postes, mais chacun comprend que le navire est perdu. Le commandant Vesco, lui-même, le comprend et rejoint la passerelle où sont réunis les plus hauts officiers se trouvant à bord : notamment le colonel Thomassin, chef du 372e régiment d'infanterie ; le lieutenant-colonel Duhalde, dirigeant le 3e régiment d'infanterie coloniale, celui de Pierre ; le lieutenant d'état-major Bokanowski ; le capitaine de vaisseau Réveille ; le capitaine de frégate Biffaud ou le lieutenant de vaisseau Capin. Ce cercle d'officiers garde son sang froid et restera digne jusqu'au bout. 

L'arrière s'enfonce très nettement, l'eau envahit les chaufferies et finit par faire exploser les chaudières. Le navire se cabre alors et la proue se retrouve pointée vers le ciel, totalement à la verticale, avant de s'enfoncer de manière inexorable dans les flots. Le Provence II connaît alors un destin semblable à celui du Titanic, trois ans après la tragédie de ce dernier. Le navire coule ainsi dix-sept minutes après avoir été frappé par la torpille, un temps bien trop court pour mener à bien les opérations d'évacuation. Le bilan est effroyable avec plus de 1 100 victimes, officiers, marins ou soldats qui périssent ce jour-là. 

Parmi eux, Pierre Lacourt voit son destin le faire périr tout près des côtes grecques, non loin de cette porte des Enfers qui se referme ainsi violemment sur lui. Dans l'impossibilité de quitter le navire et de rejoindre une embarcation, Pierre est resté bloqué avec ses camarades dans les escaliers et emporté par le fonds avec les milliers de tonnes d'acier du navire.

Ses dernières pensées avant de mourir vont certainement à ses parents et à Madeleine. Jamais il ne ferait sa vie avec elle, jamais il ne deviendrait archéologue. Tous ses rêves disparaîtraient avec lui, corps et âme. 

Sans doute, comprend-il aussi toute la signification du cauchemar affreux et prémonitoire qu'il a fait peu de temps avant l'impact de la torpille. La malédiction d'Hécate avait fini par le rattraper et s'abattre sur lui. Il ne faisait pas exception et le sort ne l'avait pas épargné.     

Restait à Madeleine à apprendre la triste nouvelle, mais cela fera l'objet d'un prochain post lors du chapitre suivant.

A bientôt.

Olivier.