Un ultime extrait avant la sortie de l'e-book de "La confession d'Anthémios" !
Pas de post "documentaire" ce mois-ci sur le blog, je vous propose plutôt de découvrir un dernier extrait avant la sortie prochaine du livre numérique !
Il s'agit du troisième chapitre, celui qui était l'objet des deux derniers posts (voir en septembre et en octobre). Cliquez sur le lien "Plus d'infos" pour le lire entièrement.
Pour rappel, le deuxième chapitre est déjà disponible en extrait sur ce blog (voir en juillet) et le premier l'est sur Bookly.fr. Je vous laisse raccrocher les wagons...
Bonne lecture et n'hésitez pas à laisser vos commentaires ou vos questions !
A bientôt.
Olivier.
CHAPITRE III
Des berges
du Strymon
aux rivages de
l’Hellespont
8
« Les premiers jours de notre voyage, nous suivîmes
le cours du Strymon[1], dont les flots verts
impétueux dévalent vers le sud. Nous n’en quittâmes pas les berges avant
d’avoir atteint, quelques jours plus tard, son débouché sur la mer. Plus nous
avancions et moins le froid se faisait sentir. Rapidement, la neige finit par
disparaître, ce qui permit d’accélérer le rythme de notre voyage. Nous dormions
dans des auberges, ou bien chez des connaissances d’Héraclius. Je me souviens
que nous avons passé le premier soir dans un petit village - dont le nom
m’échappe aujourd’hui, ma mémoire, relativement grande, n’est pas infaillible -
au bord du fleuve. Cette localité était en partie habitée par des populations
venues d’Anatolie, que l’empereur Nicéphore avait fait venir quelques années
plus tôt, comme il l’avait fait dans l’ensemble des régions proches du royaume
bulgare, en vue de peupler davantage ces provinces et de mieux les défendre.
Là, nous avions dégusté de délicieuses truites, ainsi que de savoureux barbeaux
que les villageois élevaient et puisaient dans des viviers. Nous nous sommes
ensuite rendus à l’église, où était célébrée la nuit de l’Epiphanie. Le
lendemain matin, je fus très étonné de découvrir une coutume
particulière : de jeunes hommes, à peine plus âgés que moi, tout juste
vêtus d’un pagne autour de la taille, malgré le froid vif, rivalisaient à plonger
dans le fleuve pour rapporter une croix que le prêtre y avait jetée, non sans
l’avoir auparavant bénie. Par cette tradition, était commémoré le baptême du
Christ dans le Jourdain. Le plus stupéfiant est que chacun de ces hardis
adversaires ressortait de l’eau sans le moindre mal. Une fois le lauréat
célébré, tous allaient ensuite en courant, et dans de grands éclats de rire, se
réchauffer dans une étuve préparée à cet effet.
La suite de notre itinéraire, le long du cours d’eau, fut
sans histoire notable. Nous longeâmes les rives du lac d’Achinos, où se trouvaient
plusieurs villages que nous traversâmes sans y faire halte. Sur notre gauche,
le massif du Pangée nous toisait de ses hauteurs, ce qui nous confirma que nous
n’allions pas tarder à atteindre la mer.
En effet, un peu plus tard, depuis un haut plateau, sur le site de
l’acropole de l’ancienne cité d’Amphipolis, je découvris enfin le débouché du
Strymon. Après d’ultimes méandres, le fleuve venait en un paisible delta
terminer sa course dans l’immensité bleutée. Pour la première fois de ma jeune
vie, je découvrais la mer. J’étais impressionné par cette sensation d’infini. A
perte de vue le royaume de Poséidon m’exposait sa magnificence. Cette
exaltation et l’excitation du voyage prirent le pas sur la tristesse et la
mélancolie que j’éprouvais depuis mon départ, et je commençais à saisir les
attraits de cette expérience.
Notre convoi descendit les collines qui dominaient le
delta, et gagna Chrysoupolis, un petit port fortifié situé à proximité, où nous
passâmes la nuit, et d’où nous embarquerions le lendemain matin pour
l’Hellespont[2].
Aux aurores, nous prîmes place dans un navire marchand,
après y avoir chargé nos bêtes et nos effets. Mon émerveillement de la veille
ne s’était pas altéré. Je contemplais enfin de près l’élément marin : les
embruns, l’odeur de la mer, le cri des mouettes, le vent du large, l’agitation
de ce petit port, tout concourait à mon plaisir.
La mer était particulièrement agitée en cette journée
d’hiver, mais le capitaine décida d’ordonner l’appareillage. Bien vite nous
aurions quitté le port et gagné le large. »
9
« Notre bateau fendit les eaux du Golfe Strymonique
en longeant, sur sa droite, les côtes déchiquetées de la péninsule de Chalcidique,
couverte de forêts et ponctuée à son extrémité par le Mont Athos. Immensité
pyramidale que je devinais, malgré la couche nuageuse qui entourait son sommet
et qui intensifiait encore sa mystérieuse et fabuleuse aura mystique. Je n’ai
pas eu le loisir d’apprécier longtemps ce paysage somptueux : le ciel
était bas, la mer difficile et un terrible mal de mer me terrassa.
Roulis et tangages soulevaient mon cœur. Je manquai
plusieurs fois de vomir et Procope constata rapidement mon inconfort. Depuis notre
départ de Melnik, son père et lui avaient plutôt évité de m’adresser la parole,
comme s’ils cherchaient à ne pas m’importuner, ou à respecter ce que je pouvais
ressentir d’avoir eu à quitter ainsi ma famille. Ils avaient préféré attendre
que je me fasse aux changements qui agitaient ma vie. Aussi, cette occasion
fut-elle l’une des premières fois où Procope prit l’initiative de venir me
parler
- Tu paraissais particulièrement enthousiaste ce matin,
lorsque nous avons levé l’ancre, mais il semblerait que tu ne sois plus aussi
frais à présent, me dit-il en plaisantant. Mais ne t’en fais pas, ça te
passera. Moi-même, j’ai connu ça lors de mes premiers voyages en mer.
- Je doute que cela me passe, balbutiai-je.
- Le mieux est de te tenir au centre du navire, et de
regarder sur le côté du bateau en fixant un point éloigné, cela réduira les
mauvaises sensations que tu éprouves. Evite absolument de regarder vers l’avant
ou l’arrière, ou de te tenir sur les bords, cela ne ferait que renforcer ton
mal, me conseilla-t-il.
Il me prit par le bras et me dirigea vers le centre du
pont où il m’incita à fixer les crêtes de la côte. Il s’évertuait aussi à me
parler beaucoup, afin de me faire oublier ma gêne, et petit à petit je
ressentis les bienfaits de ces conseils.
Procope évoquait les différentes étapes de notre parcours,
depuis notre départ de Chrysoupolis. Je
me souviens notamment qu’il m’avait dit que nous étions passés à proximité de
Stagire, une ancienne ville côtière, dont il me rappela qu’il s’agissait de la
cité natale de l’illustre Aristote. Dans l’état où j’étais, je n’ai pas accordé
beaucoup d’attention à cette information. Néanmoins, je lui répondis poliment
en exprimant de l’intérêt, comme le ferait celui qui apprend quelque chose
d’épatant.
J’ai en tout cas évité, grâce à ses conseils, de
nombreuses autres crises. Le reste du trajet fut plus facile pour moi. Il faut
dire aussi que la mer s’était calmée au fur et à mesure de la traversée.
Héraclius prit également l’habitude de venir me parler.
Lui aussi m’informait de la progression de notre trajet, me nommant les îles
que nous croisions au large, comme Thasos ou Lemnos. Plus tard, au cours d’une
éclaircie, je me souviens qu’il me convia à la proue du navire, en me disant
qu’il voulait me faire découvrir quelque chose. Quels ne furent pas ma surprise
et mon émerveillement en constatant que quatre dauphins accompagnaient et
précédaient le passage de notre navire, alternant pirouettes et pointes de
vitesse dans l’onde. Ils s’employaient à nous montrer, dans leur jeu espiègle,
toute la grâce, la souplesse et l’élégance dont Dieu les avait pourvus. Ce fut
un vrai plaisir d’observer ces créatures que je ne connaissais alors qu’aux
travers des récits qu’on avait pu m’en faire, ou à travers les quelques
mosaïques qu’il m’ait été donné de voir dans une quelconque villa ou un
quelconque édifice.
J’ai eu pendant le voyage également l’occasion de
converser avec le capitaine du navire, un Calabrais, si je me souviens bien,
dont le grec était marqué par un léger accent.
Le matin de notre dernier jour de mer, alors que nous nous approchions
de notre destination et que l’entrée de l’Hellespont était bientôt en vue, je
me tenais aux côtés du capitaine, aimant observer toutes les manœuvres à bord.
Débouchant de l’entrée du détroit, que nous apercevions enfin, un navire de
guerre s’apprêtait à nous croiser par la gauche. Je fus stupéfait par sa taille
inouïe. Il était très long, environ quatre ou cinq fois la longueur de notre
propre bateau, était doté de deux mats aux voiles triangulaires, de deux rangs
de rames comprenant au total peut-être cent rameurs et transportait une troupe
imposante d’environ deux cents stratiotes[3] en
armes. Sa proue était équipée à sa base d’un éperon acéré, et à son sommet
d’une tête de lion à la gueule grande ouverte. Au centre du pont, près du mât
principal, se tenait une imposante tour en bois, au sommet de laquelle étaient
disposées des catapultes. La majeure partie de la coque était protégée par
d’épaisses plaques de bronze. Cet imposant et puissant bâtiment fendait la mer
à une vitesse prodigieuse, tel un Léviathan parti en chasse. Il nous croisa
dans la plus grande indifférence. Notre capitaine sembla amusé en constatant
mon ébahissement, et m’apostropha.
- Tu n’avais jamais
vu de dromon auparavant, gamin ?
- Non, répondis-je enthousiaste, en suivant des yeux le
titan s’éloigner.
- C’est vrai que c’est impressionnant, surtout que
celui-ci était particulièrement grand, son xylokastron est une véritable
forteresse.
- Xylokastron ? Château de bois ? Mais de quel
château de bois parlez-vous ?
- Le xylokastron est la tour en bois que tu as vu près du
grand mât. Elle sert dans les combats navals, ou dans les attaques de port
fortifié, de plateforme d’où sont expédiés les projectiles de catapultes, les
lances ou les flèches. Et as-tu remarqué la gueule de lion installée sur la
proue ? finit-il par me demander.
- Oui, bien sûr que je l’ai vu, elle m’a fasciné, est-ce
fait pour impressionner l’ennemi ?
- Pas uniquement. L’usage qui en est fait est bien plus
terrible que cela mon garçon. L’intérieur de la gueule est un tuyau qui par un
système de siphon lance des flammes, en un feu liquide que même l’eau ne peut
éteindre. Le résultat est extrêmement efficace, de nombreux navires sarrasins
en ont fait les frais.
- Sarrasins ?
- Les Sarrasins, ce sont les Infidèles que vous autres
Grecs - ou Romains si tu préfères que je vous nomme ainsi - appelez plus souvent Agarènes ou parfois
Saracènes.
- Ah ? Je vois. Mais comment se peut-il qu’un feu ne
puisse être éteint, même par l’eau ? demandai-je perplexe à l’idée d’un
tel prodige.
- Ah, ça, mon garçon, c’est un secret très bien gardé, que
seuls les plus hauts officiers de marine connaissent. La composition de cette
arme redoutable est hautement confidentielle. Les autres armées ne la possèdent
pas, ce qui donne un avantage certain à la flotte de l’Empire et qui lui permet
de garder la maîtrise de la mer Egée. Ce feu liquide est également employé sous
une autre forme : on remplit des jarres en terre cuite avec cette mixture
secrète que l’on enflamme et celles-ci peuvent alors être projetées par
catapulte sur des objectifs plus éloignés.
J’étais subjugué à l’idée que de telles inventions aient
pu être mises au point. Mon esprit vagabonda, me laissant imaginer des scènes
de batailles navales spectaculaires.
Une fois revenu à la réalité, je demandai au
capitaine s’il avait une idée de la destination de cette troupe.
- Je pense qu’elle se rend en Crète, pour y renforcer les
garnisons et la flotte, car les Sarrasins menacent sérieusement cette île,
supposa-t-il. Basés en Egypte, il leur est facile, depuis Alexandrie par
exemple, d’effectuer des ravages sur les côtes crétoises.
Le dromon était maintenant déjà loin, je l’observais
devenir un simple point. Son passage avait laissé un sillage d’écume qui se
dispersait progressivement. J’en oubliais presque que nous approchions de ma
destination finale. Rêveur, j’errais sur le pont.
Procope m’appela alors, me demandant de le rejoindre. Il
était aux côtés de son père, à l’avant du bateau.
-Vois Anthémios, voici l’entrée de l’Hellespont,
m’annonça-t-il. Sur la rive située à gauche, c’est l’Europe, où nous allons
débarquer très bientôt, et sur celle de droite, l’Asie.
J’observai les deux terres se faisant face, séparées par
un étroit bras de mer. Si la rive
asiatique était assez plate et compacte, la rive européenne présentait, quant à
elle, un tout autre visage. Il s’agissait de l’extrémité d’une presqu’île au
relief plus accentué, avec des collines élevées à quelque distance du rivage.
Elle se terminait en un cap allongé, pointant vers le Sud-ouest. Plusieurs
navires nous croisèrent, les allers et venues étaient nombreux sur ce point de
passage obligé vers Constantinople. Mes yeux étaient essentiellement rivés sur
le bord européen du détroit, celui où se trouvait le monastère que je
m’apprêtais à rejoindre. Je profitais, pensai-je alors, de mes derniers
instants de liberté.
Procope désigna justement du doigt cette rive européenne.
- Cette pointe est la terminaison de la Chersonèse de Thrace[4], il
s’agit du cap Helles. Le village, où nous allons aborder, se trouve non loin de
ce cap et une forteresse y a été érigée. La voici sur ce roc qui domine la mer.
Elle date de Justinien[5] et
elle se situe à proximité de l’ancienne cité d’Elaious. C’est dans cette ville
que fut enterré Protésilas, le premier héros tombé à la guerre de Troie. On dit
même qu’Alexandre le Grand aurait effectué un sacrifice, dans le temple situé
près du tumulus de Protésilas, avant de traverser le détroit et de conquérir
l’Asie entière.
- Troie serait donc
si proche ?
C’est Héraclius qui répondit à ma question, prenant le
relais de son fils.
- Oui, elle se trouve sur la rive asiatique, non loin
d’ici, mais ses vestiges, petit à petit, disparaissent sous l’effet du temps et
des éléments. Bientôt les hommes ne trouveront plus aucune trace de cette cité
légendaire.
- Cette ville a donc bien existé et ne serait pas qu’un
mythe ?
- Elle est devenue un mythe, mais elle a bel et bien
existé. En parlant de mythe, connais-tu celui qui a donné son nom à ce
détroit ? me questionna Héraclius.
- Il est lié, me semble-t-il, à la légende d’Hellé, me
hasardai-je à répondre, hésitant.
Héraclius approuva d’un mouvement de la tête, et apporta
des précisions qui me permirent de me remémorer les détails de ce mythe.
- Ce nom est effectivement lié à l’histoire de Phrixos et
d’Hellé. Athamas, leur père qui les avait eus avec une déesse du nom de
Néphélé, était sur le point de sacrifier Phrixos, sous l’influence de sa
deuxième femme, la terrible Ino, qui nourrissait une véritable haine contre ces
enfants. Le sacrifice devait avoir lieu sur le Mont Laphystion, mais Athamas en
fut empêché par Héraclès, qui se trouvait à proximité. Cette action aurait
toutefois échoué sans l’intervention de Chrysomallos, un bélier ailé venu de
l’Olympe, dont les cornes et la toison étaient en or. Phrixos grimpa sur le dos
du bélier et persuada sa sœur d’en faire autant, car elle risquait elle-même
d’être sacrifiée. Elle prit place derrière Phrixos, le bélier s’envola et les
emmena vers l’Est en direction de la Colchide. Malheureusement ,
Hellé fut prise de vertige et finit par lâcher prise. Elle tomba dans le
détroit, qui a ainsi été nommé Hellespont en son honneur. Bien entendu, le cap
Helles a été désigné ainsi pour les mêmes raisons.
- Et qu’advint-il de Phrixos ?
- Il fut bien sûr très affecté par la mort de sa sœur,
mais il réussit à gagner la
Colchide. Là , il immola le bélier en l’honneur de Zeus. La
toison d’or de ce bélier attira plus tard les convoitises. Celles des
Argonautes bien entendu. Mais il s’agit là d’une autre histoire, conclut
Héraclius. Revenons à notre réalité, je vois que l’équipage s’affaire en vue de
l’accostage.
Effectivement, nous nous apprêtions à accoster dans le
modeste port de ce village de pêcheurs. Notre traversée touchait à sa
fin. »
10
« La forteresse qui surplombait le village semblait
endormie, on y devinait un faible effectif militaire et elle n’avait, de fait, qu’une
vocation de surveillance de l’entrée du détroit. Le port lui-même était assez
calme. Nous avons d’abord débarqué mon cheval, puis ceux d’Héraclius et de
Procope. Le commerçant et son fils m’accompagneraient jusqu’au monastère, avant
de revenir au port retrouver les commis et les hommes d’escorte et reprendre
enfin leur route. Quelques curieux s’étaient amassés sur le quai, nous
observant en tant que nouveaux arrivants. Certains nous proposaient quelques
petits articles à la vente, d’autres étaient venus mendier. Dans cette
confusion, je fus abordé par une vieille femme voûtée qui se saisit de ma main.
- Je peux te lire les lignes de la main, mon garçon, et tu
sauras tout de ton avenir, m’assura-t-elle.
N’étant pas demandeur de ce genre de services, j’ai tenté
alors de l’éconduire.
- Non, merci, Madame, ça ne m’intéresse pas.
- Tu as tort, mon enfant. Mes talents sont reconnus et je
pourrais t’en apprendre beaucoup.
- Beaucoup sur quoi ?
- Sur les étapes qui marqueront ta vie ou sur ce qui
t’attend dans ce monastère, répondit-elle.
- Comment
savez-vous que je m’apprête à rejoindre ce monastère ? lui demandai-je.
- Je sais beaucoup de choses que je ne suis pas
censée savoir, c’est un don, mon garçon. Je peux aussi t’éviter le mauvais œil,
ou bien le jeter sur qui tu voudras nuire.
J’étais intrigué et interloqué par cette vieille sorcière,
et j’ai alors été partagé entre chercher à en savoir plus ou à m’en
débarrasser. Après une brève hésitation, j’ai finalement opté pour la seconde
solution.
- Excusez-moi, Madame, mais vos services ne m’intéressent
décidément pas.
La vieille grimaça, visiblement déçue, et m’adressa une
mise en garde.
- Comme tu voudras, gamin, mais nous nous reverrons bien
vite, tu verras, et ce sera toi qui viendras me trouver, j’en suis certaine. En
attendant, suis mon conseil : éloigne-toi de ce monastère, il est marqué
de l’empreinte du Malin. Il est voué au malheur, fais demi-tour tant qu’il en
est encore temps.
Procope intervint à ce moment-là et chassa la vieille
bossue.
- Va-t-en vieille folle et laisse ce garçon tranquille,
lui lança-t-il.
Elle s’éloigna en me laissant dans la perplexité et
l’inquiétude. J’ai alors interrogé Héraclius pour en savoir davantage.
- Connaissez-vous cette femme, Héraclius ?
- Oui, c’est une vieille chouette qui vit dans ce village.
Elle vit de mendicité, de divination et de sorcellerie. Les villageois font
souvent appel à elle lorsqu’ils ont besoin d’une protection ou de se venger.
Ils sont tellement superstitieux qu’ils sont convaincus qu’elle a de vrais
pouvoirs.
- Elle a pourtant été capable de deviner que je me rendais
au monastère, objectai-je.
- Rien d’étonnant là-dedans, répliqua-t-il. La plupart des
voyageurs qui débarquent dans ce village passent ou se rendent au monastère.
Les probabilités pour que toi aussi tu y ailles étaient grandes, elle avait peu
de chances de se tromper. Ne me dis pas que tu crois qu’elle a réellement des
pouvoirs ?
- Non, bien sûr, cependant, elle a également parlé du
monastère en des termes qui, je dois dire, m’inquiètent.
- Elle t’a raconté qu’il était maudit, c’est ça ? Ne
t’en fais pas, elle a juste dit cela pour t’angoisser et te donner envie d’en
savoir plus. Elle voulait faire en sorte que tu sois tenté de payer une
consultation plus approfondie. Et puis je l’ai déjà entendu dire par le passé
que ce monastère était maudit, ce n’est pas nouveau. En attendant, sache que
cet établissement est florissant et que ses occupants sont charmants.
Crois-moi, tu n’as vraiment pas à t’inquiéter, elle n’agit que par médisance, c’est
une vieille harpie, voilà tout.
Je n’étais qu’à moitié rassuré, mais il était temps d’y
aller. Nous étions en fin d’après-midi et en cette saison la nuit ne tarderait
pas à tomber. Le soleil s’approchait, en effet, de la ligne d’horizon sur la
mer, quand nous nous mîmes en route.
Nous empruntâmes un chemin bosselé et caillouteux, qui
serpentait dans une campagne hérissée de cyprès et de quelques pins, où
alternaient oliveraies, figuiers, vignes et labours. Le sentier se dirigeait
vers une ligne de collines partiellement boisées, et se faisait de plus en plus
accidenté au gré de notre progression. De là, nous avions une très belle vue
sur le cap, sur la mer qui scintillait par ce soleil couchant, sur le détroit
qui, se prolongeant vers l’Est prenait l’allure d’un estuaire de grand
fleuve et enfin sur la rive asiatique, qui paraissait morne et mauve à
cette heure.
Avec la lumière déclinante, l’air devint particulièrement
froid et le vent vif qui remontait depuis la mer en rafales violentes et
courtes, n’arrangeait rien. En cela, notre avancée fut relativement éprouvante.
Toutefois, au bout d’un certain temps, nous atteignîmes un plateau, qui, depuis
le sentier où nous nous trouvions, était jusque-là resté en partie dissimulé
par une zone boisée. Un embranchement menait vers ce plateau, alors que le
chemin principal semblait poursuivre l’ascension vers les crêtes des collines
situées en aplomb. Héraclius s’engagea dans l’embranchement. D’évidence, il
semblait parfaitement savoir où il allait. Ce nouveau sentier nous fit
traverser une oliveraie assez dense, avant de nous faire déboucher dans une
vaste clairière, au milieu de laquelle se tenaient plusieurs édifices.
Héraclius m’annonça alors que j’étais arrivé au terme de mon périple. Il fit
arrêter sa monture, et prit la peine de me présenter les lieux.
- Voici le monastère et ses dépendances. Juste devant
nous, ce sont l’auberge et les écuries destinées aux voyageurs ou aux visiteurs
de passage, et à droite, la chapelle qui leur est réservée. Derrière, enfin, la
grande bâtisse que tu aperçois, c’est bien sûr celle du monastère lui-même.
Bien que le monastère fût en partie masqué par les
bâtiments qu’Héraclius venait de me présenter, la vision de celui-ci me
paraissait irréelle. Il me donnait l’impression d’être un coffret que l’on
aurait posé ou abandonné là, au milieu de la nature. Une masse compacte, austère et aveugle, car
sans la moindre fenêtre ou ouverture. Ses parois extérieures affichaient ainsi
un aspect lisse et nu. Ses murs étaient toutefois assez bas, puisqu’il ne
comportait, en effet, aucun étage. La toiture du catholicon, situé dans la
cour, était d’ailleurs nettement visible de là où nous étions.
- L’entrée du monastère est sur le côté gauche, là-bas, à
l’ouest, ajouta Héraclius en me la désignant du doigt.
Il donna un léger coup de talon à son cheval, qui se remit
en route aussitôt, et le fit se diriger en direction des écuries et de
l’auberge, dans lequel nous allions être hébergés pour la nuit. »
11
« Une fois arrivés devant les
écuries, proches du bord du chemin, nous mîmes pied à terre. Nous y avons
remisé nos chevaux, après avoir retiré leurs selles, assistés par un jeune
paysan qui travaillait au service du monastère. Nous allâmes ensuite rejoindre
l’auberge, dont l’entrée était du côté
opposé aux écuries, en réempruntant le chemin.
Pendant ce court instant, je pus apercevoir - malgré le
crépuscule maintenant très avancé - de l’activité devant la façade de l’entrée
du monastère : un petit troupeau de moutons était en train de regagner la
bergerie du monastère, surveillé par deux hommes, un pâtre dont j’apercevais le
bâton, et un moine, aux contours plus amples, qui tenait la porte de la
bergerie au passage des bêtes. J’entendis retentir, à l’intérieur de la cour du
monastère, les coups portés sur un simandre[6],
annonçant visiblement l’heure d’un office. Cette vision pastorale et fugace fut
la seule chose que je pus entrevoir avant d’atteindre l’entrée de l’auberge.
Sur le perron se tenait un vieux moine, au visage
sympathique, portant le schèma[7] noir
réglementaire. Il accueillit avec le sourire Héraclius, qui vint l’étreindre
chaleureusement.
- Serge, quel grand
plaisir de vous revoir, comment allez vous ?
- Autant que le Seigneur veuille bien me le permettre, mon
bon Héraclius, répondit le moine.
Puis se tournant vers Procope et moi-même, il questionna
Héraclius.
- N’est-ce pas là votre fils Procope qui vous accompagne ?
Comme il a changé depuis la dernière fois que je l’ai vu. Il était à l’époque
un tout jeune homme, à peine sorti de l’enfance, portant fièrement son duvet
disgracieux, et qui t’accompagnait pour la première fois dans tes voyages. Mais
je vois qu’il est aujourd’hui devenu un vrai bel homme, à l’élégante allure,
qui j’en suis sûr saura reprendre avec succès tes affaires.
Héraclius confirma, non sans une certaine fierté, et
Procope salua le moine. Ce dernier se tourna alors vers moi, puis de nouveau
vers Héraclius avec un regard interrogateur.
- Ce garçon n’est
pas mon fils, mais celui d’un ami, dit Héraclius, devinant la question non dite
du moine. Il se prénomme Anthémios et
vient d’une bonne famille de Mélénikos[8] en
Macédoine. Il vient se porter candidat au noviciat dans votre monastère. Sur
mon humble conseil, ajouta-t-il encore.
- Consacrer sa vie à Dieu, et se libérer des contingences
terrestres, voilà un choix noble et courageux, dit Serge en s’adressant à moi.
Sois le bienvenu dans notre petite communauté, mon garçon.
Telles furent les premières paroles qu’un membre de ce
monastère aura prononcées à mon attention. Héraclius prit alors l’initiative de
me présenter un peu plus précisément mon interlocuteur.
- Serge de Tylissos occupe la fonction de moine hôtelier
dans ce monastère, depuis des années.
- De bien longues années, oui, reprit le moine hôtelier.
Mais prenez la peine d’entrer, ne restez pas dehors par ce froid, proposa-t-il
en nous libérant le passage vers l’intérieur de l’auberge.
La pièce sur laquelle donnait l’entrée servait de salle
d’accueil des visiteurs. Derrière un comptoir, sur la gauche près de l’entrée,
une niche avait été aménagée dans le mur. Elle contenait des pièces d’art sacré
produites au sein du monastère, essentiellement des statuettes ou de petits
objets votifs en ivoire, ainsi que des icônes, qui étaient proposés à la vente
aux voyageurs de passage. Deux battants en bois peint, équipés d’une serrure,
permettaient de refermer cette niche. A proximité du comptoir se trouvait
également un four permettant de préparer les repas et le pain destinés aux
hôtes. Au fond de la pièce, une imposante cheminée assurait le chauffage de
toute l’auberge. Enfin, sur la droite, deux portes : la plus proche de
l’entrée menait au réfectoire, la plus éloignée permettait d’accéder au
dortoir.
Serge nous conduisit au réfectoire, où se trouvaient déjà
attablés deux voyageurs qui nous saluèrent d’un geste discret avant de
reprendre leur discussion. Le moine nous
fit prendre place à une autre table, avant de nous servir à chacun une soupe de
fèves encore fumante, du pain et un peu de vin. Une fois assuré que nous ne
manquions de rien, il nous annonça qu’il était temps pour lui de regagner le
monastère. Toutefois, avant qu’il ne nous quitte, nous eûmes un bref échange.
- Il est bien trop tard maintenant pour te présenter à
notre higoumène[9] Anastase. L’office de
l’apòdeipnon va en effet se terminer et ce sera alors l’heure du Grand Silence,
m’avertit le vieux moine. Il faudra attendre demain matin. Tu viendras avec moi
jusqu’à l’entrée. Méthode, le moine portier, te donnera accès au monastère et
te conduira à Anastase. D’ici là, j’aurai trouvé l’occasion de l’informer de
ton arrivée.
- Merci beaucoup Serge, lui dis-je plein de gratitude. A
ce sujet, j’ai justement ici une lettre de mon père destinée à l’higoumène. Il
serait bon que ce dernier en prenne connaissance avant de me rencontrer demain.
- Confie-moi cette missive, je la lui donnerai en main
propre, s’engagea Serge.
Je lui remis la lettre. Il la rangea méticuleusement et
prit alors congé de nous. Avant de se retirer, il prit soin de réapprovisionner
le foyer de la cheminée, puis de fermer à clé les battants de la niche
contenant les objets d’art.
Après le repas, la fatigue nous guida rapidement vers le
dortoir, et je m’endormis comme une souche malgré l’angoisse, ou l’excitation
peut-être, qui me tenaillait. J’allais, en effet, passer la nuit à quelques pas
seulement du monastère, où je vivrais sans doute, croyais-je alors, une bonne
partie du reste de mon existence. J’avais une pensée pour Théodora – pensait-elle
encore à moi ? – ainsi que pour ma famille. Je ressentais aussi une
certaine appréhension à l’idée de me présenter à l’higoumène, et que penser des
prédictions inquiétantes de la vieille du village ? Enfin, avant de
m’endormir, les contraintes qu’avait évoquées Serge me revinrent en mémoire,
comme les offices et le Grand Silence. Autant d’obligations nouvelles que
j’apprendrai à faire miennes, mais qui me paraissaient alors totalement
insurmontables et même inconcevables.»
[1] L’actuelle Strouma, qui
est un fleuve du sud-ouest de la
Bulgarie et du nord de la Grèce.
[2] Détroit des Dardanelles
[3] Soldats issus des thèmes (Le terme de thème désigne un contingent militaire qui est formé, établi et
entretenu dans une région. Le thème
est dirigé par un stratège. Par
extension, le mot thème est également
devenu le terme utilisé pour nommer la circonscription territoriale et
administrative de la région en question), et bénéficiant d’un statut de soldat-colon
inaliénable et héréditaire, qui leur donne droit à une terre en contrepartie de leur charge
militaire.
[4] Nom antique de la péninsule de Gallipoli (dans
l’actuelle Turquie), presqu’île qui constitue la rive européenne de
l’Hellespont et qui forme une sous-région du Sud de la Thrace.
[5] Sur le trône de 527 à 565, son règne marqua le
premier âge d’or de l’Empire byzantin.
[6] Planche de bois sur
laquelle on frappe habituellement avec un marteau de bois, pour annoncer les
offices. Les simandres sont utilisés depuis les premiers temps du christianisme
dans le monde byzantin, à la place des cloches ou en complément.
[7] L’habit noir, symbole de sainteté, porté par les
moines byzantins.
[8] Nom grec de Melnik.
[9] Supérieur d’un monastère byzantin, l’équivalent d’un
abbé dans le monachisme occidental.
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