Le deuxième chapitre disponible en extrait !
Après ce bref billet inaugural et avant de vous adresser d'ici quelques jours le premier véritable post de ce blog, je vous propose de lire un nouvel extrait de "La confession d'Anthémios" !
Il s'agit du deuxième chapitre. Cliquez sur le lien "Plus d'infos" pour le lire entièrement.
Vous aviez peut-être lu le premier sur www.bookly.fr ? Sachez que le site a également mis en ligne le neuvième.
Vous avez donc désormais la possibilité de lire trois chapitres par l'intermédiaire du web.
A très bientôt et bonne lecture !
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CHAPITRE II
Un linceul
de neige
5
« - Cette bien longue histoire remonte à la lointaine
époque où j’étais novice dans un monastère basilien. Un monastère que le
Seigneur, dans sa grande mansuétude, a déjà fait s’effacer de la mémoire des
hommes, introduisit Anthémios.
- J’ignorais que tu
avais mené une vie de moine dans ton passé, coupa Justin surpris.
- En vérité, tu sais beaucoup de choses sur les trente-cinq
dernières années de ma vie, passées ici à Thessalonique, mais bien peu sur les
quarante premières, et même absolument rien sur les vingt premières, constata
Anthémios avant de poursuivre son récit.
- Devenir moine n’a jamais été une vocation pour moi,
cette destinée était celle que mon père m’avait attribuée. Il avait d’ailleurs
projeté très tôt le destin de chacun de ses enfants, si bien que chacun d’entre
nous sut tout jeune quel avenir lui serait assigné. Isaac, mon frère aîné,
reprendrait classiquement la succession de mon père. De mon côté, ce serait
donc une carrière religieuse, mon parrain a d’ailleurs choisi mon prénom en
fonction de cette prédestination qu’avait fixée mon père. En me donnant le même
prénom que l’un des deux concepteurs de la basilique Sainte-Sophie, à
Constantinople, on entendait ainsi que ma vie soit à l’image de la formidable
réalisation de cet architecte : un admirable édifice entièrement dédié à
la plus grande gloire de Dieu.
- Anthémios de Tralles, dit d’un air pensif Justin, j’ai
toujours remarqué que tu portais le même prénom que cet architecte célèbre,
mais je ne m’étais jamais réellement posé la question de savoir pourquoi. J’en
ai aujourd’hui la réponse, ajouta-t-il les yeux dans le vide, comme
réfléchissant à haute voix.
Anthémios accueillit ce commentaire par un léger sourire
approbateur, et reprit le fil de son histoire.
- Mon second frère, Aetius, plus jeune que moi, serait,
quant à lui, destiné à poursuivre une carrière militaire. Ce choix convenait
très bien au tempérament tumultueux de mon jeune frère, qui effectivement fit,
et fait encore, une grande carrière dans l’armée, au service des différents
empereurs qui se sont succédé. Là encore, le choix de son prénom ne fut pas
anodin.
A cette dernière remarque, Justin réagit par une
suggestion interrogative.
- Aetius ? N’est-ce pas le nom de ce général romain
qui triompha des hordes barbares en Gaule ?
- Plus exactement de celles du démoniaque Attila, précisa
Anthémios. On avait voulu donner à mon frère un prénom qui puisse symboliser au
mieux le rôle qui lui avait été désigné : celui de la défense de l’Empire
contre la barbarie païenne. Ce choix était donc tout à fait approprié. Cette
préoccupation était d’autant plus forte pour mon père, que celui-ci était un
grand propriétaire terrien en Macédoine orientale. Cette région était à
l’époque située aux portes de l’Empire, et était très convoitée, si bien que
parfois l’on ne savait plus de quel côté de ses portes elle se trouvait
exactement. Les populations hellénisantes y étaient d’ailleurs très
minoritaires. La proximité slave et la menace bulgare étaient constantes et la
grande crainte de mon père était de voir un jour ses terres définitivement aux
mains de ces barbares, qui, à l’époque, n’avaient pas encore, faut-il te le
rappeler, épousé la religion du Christ. Les craintes de mon père étaient tout à
fait fondées : à peine un an après la naissance d’Aetius, le Khan Kroum,
le terrible roi des Bulgares, fut vainqueur des troupes de l’Empire dans la
vallée non loin de notre région. Il ne s’était pas attardé et notre ville
échappa à l’occupation. Sa principale ambition avait été surtout de tenter de
fédérer les tribus slaves de Macédoine, et ses choix de conquête se portèrent
plus au nord.
- La réputation de ce roi barbare et païen était
effectivement terrible, appuya Justin. Ce Scythe aura réussi à vaincre trois de
nos empereurs, pourtant désignés par Dieu. Il n’a pu être guidé que par le
diable lui-même. La légende dit même qu’après avoir vaincu le premier d’entre
eux, Nicéphore, il fit du crâne de ce dernier une coupe à boire plaquée
d’argent.
- Je crains que ce ne soit pas là qu’une simple légende,
Justin. Il faut dire que les exactions de Nicéphore en terre bulgare ne
favorisèrent pas une éventuelle clémence de Kroum, et qu’elles n’honorèrent pas
la chrétienté, tempéra Anthémios. Pour en revenir à ma cité, elle aussi finira
par céder, mais bien plus tard. Mon père ne vivra heureusement pas assez
longtemps, si je puis dire, pour le voir. Il est mort huit ans avant que la
ville ne devienne bulgare sous le règne du Khan Pressiyan. L’exil de ma famille
à Thessalonique date de cette époque. Ma mère ne réussit jamais à se faire à
cette nouvelle vie. Elle mourut quatre ans après notre arrivée ici, mais cela
tu le savais déjà puisque c’est toi, encore jeune prêtre, qui avait dirigé
l’office pour ses funérailles. C’est dans ces circonstances particulières
qu’est née notre amitié Justin, ton réconfort et ton écoute me furent alors
d’un profond secours.
- En effet, et je suis heureux d’avoir pu t’apporter cette
aide, même si je n’ai fait là que mon simple devoir, confirma le vieux prêtre,
mais peux-tu revenir sur ta jeunesse et sur celle de tes frères et sœurs ?
J’aimerais comprendre ce qui a fait qu’un jeune homme de Macédoine, prédestiné
à devenir moine, soit devenu un prospère négociant en vin à Thessalonique, se soit marié et ait fondé une famille,
s’interrogea Justin.
- Oui, en évoquant le contexte de l’époque, nous nous
sommes quelque peu égarés, admit Anthémios. Reprenons. Nous parlions de mon
frère Aetius, qui aura accompli le destin que mon père avait tracé pour lui.
Tout au long de sa carrière, il a participé à la lutte contre les périls qui
ont menacé l’Empire : les Bulgares bien sûr, mais surtout les Agarènes,
difficilement contenus et repoussés, que ce soit aux confins de la Syrie ou sur les mers.
Enfin, il aura aussi participé à la lutte contre les hérétiques Pauliciens.
- Hypatios m’a indiqué justement qu’il était à l’heure
actuelle mobilisé loin d’ici, précisa Justin.
- Oui, toutes ces luttes se poursuivent encore
aujourd’hui, et je crois que mon frère y contribuera jusqu’à son dernier
souffle, ainsi en est-il de son destin, conclut Anthémios. Parlons enfin de ma
jeune sœur, Sophie. Pour elle le dessein de mon père était assez simple, elle
épouserait un riche patrice ou un puissant militaire, bref quelqu’un d’influent
à intégrer dans la sphère paternelle. Elle fut finalement mariée au fils d’un
préfet d’une cité de Thessalie. Sophie a été satisfaite de cette union
heureuse, bien qu’imposée, et de laquelle naquirent plusieurs enfants. Depuis
qu’elle est veuve, elle m’a rejoint ici à Thessalonique, où nous nous soutenons
mutuellement dans nos vieux jours. Visiblement, il est probable que je parte
avant elle, plaisanta-t-il avant de tousser sèchement, puis de rajouter qu’il n
y aurait là qu’un respect légitime de la chronologie.
Le vieux négociant alité reprit sa respiration et se
replongea dans son propos.
- Ma mère, de son côté, ne s’opposa jamais ouvertement à
la volonté de mon père, mais elle nous apporta toujours l’affection, l’amour et
l’écoute dont nous avions besoin. Lorsque l’autorité paternelle se faisait trop
pressante, nous pouvions compter sur elle pour nous protéger, elle savait être
un bouclier efficace entre notre père et nous.
Après une nouvelle crise de toux, Anthémios évoqua
également sa vie dans sa ville natale et les possessions de son père.
- Nos terres s’étendaient à perte
de vue. D’innombrables paysans étaient affairés dans nos champs. Nos vignobles
produisaient les meilleurs vins de la région que nous entreposions dans des
caves creusées directement dans la roche. Nous comptions de nombreux pâturages
où paissait notre bétail. Nos vergers d’amandiers, de cerisiers ou de pêchers,
couvraient de vastes espaces et au printemps, ceux-ci prenaient l’allure de
grands carrés de brocarts blancs éclatants. Le sol était d’une générosité
inouïe. Il faut dire qu’il était facilement irrigué par les eaux toujours
abondantes de la rivière qui traverse la cité avant de se jeter, à quelque
distance de là, dans le fleuve voisin. A la richesse de la nature s’ajoutait la
beauté : Dieu a pourvu cette région de paysages étranges mais magnifiques,
assez semblables à ceux que l’on peut voir en Cappadoce. Je ne me suis jamais
rendu dans cette province, mais c’est ce que l’on m’en a rapporté en tout cas.
La ville est bordée de petites montagnes, à l’est, où l’on trouve des falaises
à la roche ocrée, sableuse et assez friable, qui en de nombreux endroits
forment des pyramides et des cônes qui pointent vers le ciel, comme pour désigner
l’auteur de ces merveilles. Crois-moi, Justin, si le paradis terrestre existe
bien encore, c’est sûrement de ce côté qu’il faut le chercher. Comme je
regrette de ne pas pouvoir te faire découvrir cette contrée que je porte dans
mon cœur comme un bonheur perdu à jamais.
Le regard d’Anthémios s’était illuminé d’un éclat nouveau
à l’évocation de sa région d’origine, mais il baissa les yeux comme pour mieux
revenir à la réalité de son récit.
- Mais un beau jour, ce qui devait arriver arriva, soupira
Anthémios. Je savais qu’un jour mon père m’annoncerait qu’il était temps pour
moi de quitter ma famille et de me consacrer à la vie qui m’était promise. Ce
jour redouté arriva, et je dois dire que mon père avait choisi une date très
particulière pour me l’annoncer - manœuvre sournoise pour mieux me surprendre
sans doute - celle du jour de Noël. »
6
Anthémios se concentra un instant, cherchant visiblement à
rassembler ses souvenirs, puis reprit le cours de son propos : « Je
me souviens en détail de cette journée. Probablement le Noël le plus triste de
mon existence. J’avais eu quatorze ans l’été précédent. Nous nous étions rendus
le matin, comme la veille au soir, à l’église pour assister aux Saintes
Liturgies de Noël. De retour dans la demeure familiale nous passâmes à table
pour le repas du jour saint. Celui-ci se déroula comme d’habitude, mais en fin
de repas je sentis qu’il se tramait quelque chose. Si Aetius, alors âgé de huit
ans, et Sophie, de tout juste sept, étaient pris dans leurs préoccupations d’enfants,
je remarquais, en revanche, que ma mère, Eudoxie, semblait tourmentée, que
Justinien, mon père, venait de prendre un air grave - celui qu’il prenait
généralement quand il avait quelque chose d’important à annoncer – et que mon
grand frère Isaac, dix-sept ans alors, restait silencieux. Ce dernier semblait
attendre quelque chose, mais de manière calme et impassible, comme le font ceux
qui savent déjà ce qui va être annoncé. Il faut dire que mon père, depuis
quelques mois déjà, avait pris l’habitude de l’associer aux affaires et aux
décisions prises dans la famille. En tant qu’héritier du domaine familial, il
était important, aux yeux de mon père, de l’impliquer au plus vite. La prise de
parole de mon père ne se fit pas attendre, j’en connais encore aujourd’hui à
peu près la teneur de chaque mot.
« Anthémios, tu es maintenant à un âge où il est temps de
préparer ton avenir. Comme tu le sais, j’ai voulu pour toi une vie entièrement
consacrée à Dieu, et le moment est venu de quitter notre foyer pour entrer en
noviciat dans un monastère. Tu es suffisamment mûr pour cela maintenant, et ta
maîtrise de la lecture est excellente, comme celle de l’écriture d’ailleurs.
J’ai beaucoup réfléchi à la question, et j’ai été tenté de m’adresser à un
monastère de notre région, mais les incursions bulgares sont une constante
menace. J’ai donc préféré, pour ta sécurité mon fils, retenir un monastère dans
une province moins exposée que la nôtre. Héraclius m’a conseillé un petit
monastère situé en Chersonèse de Thrace, dont il m’a dit le plus grand bien. Il
y passe parfois quand il se rend pour ses affaires en Bithynie, ou bien en
Ionie, lorsqu’il se rend à Ephèse ou à Smyrne, il faut dire que ce monastère se
trouve tout près des bords de l’Hellespont, ce qui en fait un point de passage
quasiment incontournable entre Europe et Asie. »
Héraclius était une relation commerciale de mon père, puis
il est vite devenu un ami de la famille. C’était un riche négociant en tissus
et soieries qui faisait régulièrement étape chez nous lorsqu’il se rendait ici,
à Thessalonique. Il y venait pour la grande foire annuelle, en octobre, ou bien
pour y embarquer pour l’Hellade, afin d’y visiter les manufactures impériales
de production de soie d’Athènes ou de Corinthe, où il se fournissait le plus souvent.
Mon père précisa ensuite : « Héraclius doit se rendre très bientôt à
Constantinople pour une affaire urgente. Il fera un détour ici à Melnik[1],
puisqu’il se rendra là-bas par mer et non par la terre. La Via Militaris[2] et la
Via Egnatia sont, en effet, peu sûres, avec
les Bulgares qui rôdent en Thrace, sans parler des traditionnels brigands ou
des mercenaires déserteurs. Les Bulgares restent dangereux, malgré la mort du
Khan Kroum au printemps dernier. Le fils de ce dernier, Omourtag[3], est
un nouveau roi qui semble aussi belliqueux que son père. Héraclius t’emmènera
donc jusqu’à ce monastère qui se trouve sur sa route. Il sera là d’ici quelques
jours.
Ces dernières paroles me terrassèrent. Non seulement je
devrais quitter le foyer qui m’avait vu naître pour mener une vie dont je
n’avais pas envie, qui plus est dans une région où je n’avais encore jamais mis
les pieds et de surcroît cela se ferait très vite maintenant. Ma mère laissa
échapper une larme mais ne dit rien. Isaac, non plus. Pour lui la sentence
paternelle ne pouvait être contredite et elle confirmait sa position
d’héritier. Il ne fit donc rien pour faire réfléchir, et encore moins
infléchir, mon père. Aetius et Sophie, de leur côté, ne firent même pas
attention au discours paternel, absorbés qu’ils étaient par leurs jeux.
Cette nouvelle m’affligea profondément, car quitter Melnik
ne signifiait pas seulement quitter ma famille, cela voulait dire aussi me
séparer à jamais de Théodora, que je connaissais déjà à cette époque. Son père était
percepteur dans la région. Nous étions immédiatement tombés amoureux lorsque
nous nous étions croisés fortuitement pour la première fois, l’année
précédente. Elle comme moi sortions à peine de l’enfance, et c’était la
première fois que nous éprouvions un sentiment amoureux. Cela avait été si
soudain et si fort, que nous eûmes très vite envie de nous revoir. Nous nous
arrangions pour passer du temps ensemble discrètement, aussi souvent que
possible, même si cela était très difficile à organiser avec nos environnements
respectifs. Las de nos séparations, longues et répétées, j’avais vite fini par
proposer à mon père de faire la démarche de rencontrer celui de Théodora en vue
d’organiser un mariage. J’espérais par cette initiative le dissuader de
m’imposer une vie religieuse et de me laisser faire mes propres choix. Il
réagit très mal à ma demande et ne voulut pas entendre parler de ce mariage. Il
me trouvait trop jeune et me confirma fermement que je deviendrais moine. Il me
fit comprendre, enfin, que Théodora constituait de toute façon un parti trop
modeste pour envisager un mariage. Mon père aurait préféré qu’elle soit la
fille d’un noble ou d’un haut-dignitaire, et non pas d’un obscur fonctionnaire
fiscal. La mort dans l’âme nous fîmes donc deuil d’une éventuelle union, même
si au fond de nous notre amour persistait encore. L’annonce de mon départ
prochain pour un monastère anéantissait mes derniers espoirs de voir un jour
mon père changer d’idée. Une page de ma
vie se tourna ce jour là.»
7
« L’arrivée d’Héraclius se fit effectivement peu
attendre. L’avant-veille de l’Epiphanie, il se présenta dans la cour de notre
demeure, située en retrait au nord de la ville, en compagnie de six autres
cavaliers : un de ses fils nommé Procope, trois de ses commis et deux
hommes en armes chargés d’escorter le groupe. Il avait fait venir avec lui
plusieurs mules pour le transport de ses marchandises. Mon père accueillit
chaleureusement les arrivants, et les convia à séjourner chez nous quelques
jours avant de reprendre leur voyage. Il leur proposa, en effet, de fêter
l’Epiphanie à Melnik, et de ne repartir que le jour suivant. Héraclius déclina
poliment l’invitation. Il ne pouvait s’attarder trop longtemps, il souhaitait
atteindre Constantinople le plus rapidement possible, pour pouvoir revenir chez
lui à Philippopolis[4] dans les meilleurs délais.
Il savait sa ville potentiellement menacée par les Bulgares, et comptait donc y
revenir rapidement, afin de mettre, si le besoin se présentait, sa famille, ses
biens et ses marchandises en lieu sûr. Il ne ferait donc que passer la nuit
chez nous, pour repartir dès le lendemain.
Le soir, lors du repas partagé en commun, j’étais le seul
à ne pas dire un mot. Mon père plaisantait et discutait des dernières nouvelles
avec ses hôtes. Mon départ imminent ne semblait pas être un sujet qui le
formalisait. J’avalais mon repas péniblement, observant discrètement mes
compagnons de voyage. Je connaissais depuis ma plus petite enfance Héraclius.
C’était donc celui qui me mettait le plus à l’aise. En revanche je ne
connaissais que très peu Procope, que je n’avais pas souvent vu auparavant. La
veillée après le repas fut assez brève car la fatigue du voyage incita nos hôtes à se coucher tôt et le
départ était prévu le lendemain aux aurores.
Je ne réussis pas à fermer l’œil de la nuit, à l’idée que
j’allais quitter ma famille et ma maison natale pour passer le reste de ma vie
enfermé dans un monastère à étudier les Saintes Ecritures. Cette perspective me
rendait fou. Ma vie allait-elle donc s’arrêter là, à tout juste quatorze
ans ? Malgré ce désarroi, je parvins à m’endormir au bout de la nuit, la
fatigue aidant. Mais ce fut de courte durée, car mon premier sommeil fut
rapidement rompu : il était déjà l’heure de se lever pour préparer le
départ.
Le soleil pointait à peine derrière les collines pourtant
le groupe s’était rapidement tenu prêt pour le départ, sans prendre le temps de
se restaurer, en respect du jeûne du jour précédant l’Epiphanie. On avait fait
seller un cheval, qui m’attendait dans nos écuries. Là, mon père me tendit la
bride après m’avoir serré un bref instant contre lui, puis me dit
solennellement : « Va ! Et que ta nouvelle vie, dédiée à la
gloire du Christ, fasse honneur à notre famille et qu’elle lui apporte la
bénédiction divine ». Je fis alors mes adieux à mes frères et à ma sœur. Les
deux plus jeunes ne réalisèrent qu’à cet instant ce qui se passait, et crièrent
en pleurant pour s’opposer à mon départ. Quant à Isaac, il ne put, lui non plus,
dissimuler son émotion, et nous nous serrâmes l’un contre l’autre. En larmes,
il me souhaita bonne chance, ne sachant quoi dire de plus. Je lui souhaitais,
moi aussi, pleine réussite pour l’avenir. Nous eûmes du mal à nous
séparer : dans la fratrie c’était de lui dont je me sentais le plus proche
et la réciproque était vraie. Enfin, ce fut au tour de ma mère : sa mine
était décomposée, j’étais le premier de ses enfants à quitter son foyer. La
déchirure fut terrible pour elle. Elle m’embrassa et me serra très fort, à la
limite de m’étouffer, avant de longs échanges de sanglots où elle me fit
maintes recommandations, que de mon côté je lui promettais de respecter. Ces
adieux durèrent un moment, puis mon père finit par s’impatienter, pestant sur
le fait que dehors, dans la cour, on m’attendait pour partir.
Le groupe était effectivement au complet et prêt au
départ. Je me résolus à monter en selle, puis je me joignis à Héraclius et à
Procope en tête du convoi. J’eus un dernier regard vers ma famille, et constatai
que tous étaient effondrés, à l’exception de mon père qui m’observait avec
fierté et fermeté. Je compris en voyant ses yeux sévères que tout retour me
serait interdit. Enfin, le convoi se mit en route. Cette fois, je ne me
retournais plus, je laissais derrière moi les miens, ma maison et ma terre,
filant vers l’inconnu, sans avoir même pu dire adieu à Théodora.
Le froid était pénétrant. Il avait abondamment neigé dans
la nuit et la campagne s’était couverte d’un épais manteau immaculé. Je crus un
bref instant que cela pourrait inciter Héraclius à retarder notre départ, mais je vis mourir
très vite cet espoir : la piste restait praticable et nos chevaux, ainsi
que les mules, n’avaient guère de difficultés à avancer dans cette neige
fraîche.
Nous avons d’abord suivi le chemin qui menait au bourg et
qui le traversait. Melnik semblait abandonné. On y croisait très peu de
passants dans les rues. Les frimas de janvier incitaient visiblement les
habitants à éviter les sorties inutiles à l’extérieur. Je fus saisi d’un
pincement au cœur en passant devant la maison où vivait Théodora. Elle dormait
sans doute à cette heure et ne savait rien de mon départ. Je n’avais
malheureusement pas trouvé l’occasion de la voir pour le lui annoncer. J’étais
dépité, convaincu qu’elle m’oublierait.
Bien vite, nous laissâmes la ville derrière nous, dominée
par ses montagnes aux colonnes et aux pyramides étranges, surmontées pour
l’occasion, de casques neigeux, telles de vénérables gardiennes sans âge. Une
fois dans la plaine, nous avons longé les vergers de mon père. Les arbres
étaient nus en cette saison. Seule la neige qui couvrait les branches leur
apportait un peu de pudeur. Plus loin, nos vignes aussi s’étaient parées d’un
blanc virginal. Elles étaient totalement désertes. La veille encore nos paysans
y étaient occupés à la taille d’hiver, mais les fortes chutes de neige de la
nuit les avaient semble-t-il découragés de poursuivre leurs travaux ce matin-là.
Il n’y avait guère que le lever de soleil pour apporter quelques rais de
lumière rose dans ce paysage uniformément blanc. Le silence était sidérant. Pas
un bruit dans cette campagne étouffée sous sa lourde couche de neige, aucun
son, à part le souffle de nos montures et leurs pas qui s’enfonçaient en un
bruissement léger dans l’épaisseur blanche. De mon pays, ce sont donc ces
dernières images de paysage fantomatique que j’emportais avec moi, dans ma
nouvelle vie de moine.
Habituellement, la vision de cette étendue enneigée m’aurait
enthousiasmé, mais ce jour-là, en cette circonstance, ce blanc n’évoquait pour
moi que celui du deuil. La terre qui m’avait vu naître s’était ainsi recouverte
d’un linceul, celui de mon enfance que l’on venait d’enterrer en m’arrachant
aux miens et à celle que j’aimais. »
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