mercredi 25 novembre 2020

 


Quand le commandant Saudal, dans les montagnes, hallucinait...





Avec ce titre en forme de clin d'œil à l'œuvre d'Howard P. Lovecraft, je vous invite à retrouver le commandant Saudal dans les montagnes de Macédoine, aux confins de l'Albanie, en mars 1918. Il va y vivre une terrifiante expérience hallucinatoire. Sous ses yeux se forme en effet une créature faite de neige, de boue, de glace et de roche ! C'est un véritable golem qui lui apparaît alors et qui se met à le charger, prêt à l'attaquer. Saudal doit fuir pour lui échapper, mais les choses tournent mal...       

Ce vingt-deuxième chapitre, intitulé "Des pentes macédoniennes aux côtes métropolitaines", débute par un rapide résumé des événements sur le front à l'automne 1917. Une période relativement calme sur le Front d'Orient, en dehors d'opérations dans la région de Pogradec, autour des lacs de Prespa et d'Ohrid. Mais l'événement majeur survient plus tard, le 3 mars 1918, avec la paix séparée signée à Brest-Litovsk entre la Russie, devenue récemment bolchévique, et les Allemands et leurs alliés. Une bien mauvaise nouvelle pour les Français et les Britanniques, qui annonce de prochains renforts allemands sur les fronts de France et d'Orient.

En ce qui concerne Saudal, après ses émotions vécues lors de l'incendie de Salonique, en août (voir le post précédent), il traverse sans encombre cette période, hormis quelques fièvres. On le retrouve dans le récit quelques mois plus tard, à la mi-mars 1918, alors que son régiment est stationné dans une région montagneuse, là où se rejoignent les frontières grecque, albanaise et serbe (aujourd'hui, ce serait celle de Macédoine du Nord, voir carte ci-dessous).
Carte topographique de la région des lacs de Prespa et d'Ohrid
(Wikimedia Commons - Filiep)



Depuis quelques temps, ses cauchemars se font de plus en plus insistants, et ce matin-là, il est particulièrement inquiet. Il sent que quelque chose doit arriver ce jour-là. A tel point qu'il éprouve le besoin de se rendre dans l'église d'un village voisin de son campement, afin de s'y recueillir et y retrouver la sérénité. Il n'est pourtant pas particulièrement croyant, au contraire, mais il n'y a guère que cela qui l'apaise un peu et le rassure. Outre ses angoisses, il doit aussi affronter une fébrilité paludique qui le reprend depuis quelques jours. Des séquelles syphilitiques alternent également son mental et son psychisme. Saudal est un homme usé par la guerre et par son état de santé. A trente-six ans, il en fait déjà bien cinquante.
Campement français sous la neige dans les montagnes macédoniennes
(Photographie tirée de L'Illustration du 25 décembre 1915)


En milieu de matinée, il est chargé de conduire son bataillon vers une position en haute montagne, en vue d'y relever les tirailleurs marocains qui y sont postés depuis trois jours. L'accès, en cette fin d'hiver, est difficile avec un temps très instable et le dégel qui s'amorce. Le début du périple se passe sans embûches, mais au bout d'une bonne heure de marche, Saudal sent la fièvre le rattraper et perd en lucidité. Il continue d'avancer dans la neige mais machinalement, sans se concentrer, l'esprit embrumé, au devant de son peloton. 

Il finit par lever les yeux vers les pentes qui dominent leur position. C'est alors qu'il voit se former sous ses yeux une créature humanoïde gigantesque, faite de neige, de blocs de glace, de boue, de branches ou de roches venus s'agréger. Cette espèce de golem dévale alors aussitôt la pente en hurlant et en se dirigeant vers Saudal, qui doit s'enfuir malgré son incrédulité et sa gaucherie fébrile. 
"Golem à peau de glace", illustration de Paul Scott Canavan (Copyright Wizards of the coast - Modern Horizons) 


Pataud et ahuri par la fièvre, il n'est pas très efficace dans sa fuite et a du mal à échapper au vrai danger qui le guette : celui d'une avalanche qui vient de se former et qui fond sur lui. Ses hommes lui crient de fuir au plus vite, mais l'officier est encore absorbé par son hallucination. Dans sa vaine tentative de fuite, il finit par réussir à échapper à la coulée de l'avalanche, mais tombe dans une ravine et fait une chute de près de quinze mètres. 

Transports de blessés à l'aide de mule, à Monastir, Macédoine, en novembre 1916
(carte postale, site enenvor.fr)
En voulant lui venir en aide et le récupérer, ses hommes découvrent qu'il est bien en vie mais qu'il est victime de graves blessures, avec fractures ouvertes au niveau des tibias. Il est évacué d'urgence vers l'arrière et est reconduit vers le campement, leur point de départ. Le transport, sur le dos d'une mule, est délicat et douloureux pour l'officier. 


Une fois arrivé au camp, il est conduit immédiatement à l'hôpital de campagne, où il est opéré. Après l'intervention, alors qu'il est groggy par la morphine et qu'il a les jambes bloquées par des attelles, on craint la gangrène, mais le risque semble vite écarté. 

Le lendemain, après de nouveaux examens, il est décidé de l'évacuer vers Salonique, où il sera pris en charge dans de meilleures structures. Conduit en camion jusqu'à la gare la plus proche, il est ensuite chargé dans un train sanitaire. Ses effets personnels, dont le chèche enserrant le coffret aux icônes, l'accompagnent.   

Une fois à Salonique, Saudal est dirigé vers un dispensaire tenu par des infirmières canadiennes. Mais cet établissement est vite saturé et il doit le quitter quelques jours plus tard pour être transféré vers un hôpital militaire français. Il y reste un peu plus d'une semaine, avant que ne soit finalement décidé l'évacuation du commandant vers Toulon. 

Il est ainsi conduit au port le lendemain et a l'occasion de découvrir la ville avec les traces encore très présentes du gigantesque incendie survenu un peu plus de sept mois auparavant. On le fait monter à bord d'un caboteur, avec quelques compagnons d'infortune, qui se dirige vers un navire-hôpital, lequel lui permettra de rejoindre la France.
Le Sphinx, navire-hôpital français, assurant des rotations entre Salonique et Toulon
durant la période 1915-1917 (carte postale de 1917)


Le navire appareille le lendemain matin et met cinq jours à rejoindre sa destination. Le voyage se passe sans encombre pour Saudal qui a enfin l'occasion de retrouver le sol de France. Il n'a plus eu en effet l'occasion de le fouler depuis 1914. Son infortune dans les montagnes macédoniennes lui offre ainsi une convalescence en France totalement inattendue. Mais ce sera le sujet du prochain chapitre et du prochain post...

A bientôt.

Olivier.                    

samedi 29 août 2020



Une apparition au cœur des flammes, dans l'incendie de Salonique d'août 1917 !





Ce nouvel article vous conduira aux côtés du commandant Saudal, en août 1917, en permission à Salonique, tout juste remis de sa convalescence et de son inquiétante séance de divination du chapitre précédent. Après un rêve prémonitoire, il se retrouve plongé au cœur du plus grand incendie du début du XXe siècle qui vient de se déclencher dans la ville. Tentant de sauver ses affaires et ses précieuses icônes, il voit un spectre faire son apparition dans sa chambre en flammes, lequel lui demande de détruire ces objets maudits...     

Contrarié par la séance de divination qu'il vient de vivre chez la voyante serbe, le commandant Saudal quitte le camp de Zeitenlick et se rend dans le centre ville de Salonique. Chemin faisant, il réfléchit sur le sort qu'il convient de réserver à ses icônes : les détruire pour échapper à la supposée malédiction qu'elles véhiculent ? Ou faire fi de tout ça et les conserver ? Dans le doute, ce sera la seconde option qu'il privilégiera. 

Famille juive de Salonique en 1917 (Wikimedia Commons - Elias Petropoulos) 

Arrivé en ville, il se cherche un hôtel. Il en trouve un dans les quartiers situés entre la vieille ville et les hauteurs. Il le choisit car on
 y parle français et anglais. Discutant avec le patron de l'hôtel, issu de la communauté juive de la ville et qui comprend le français, Saudal apprend que Salonique est régulièrement victime d'incendies, le dernier en date remontant à 1890. Pour s'en prémunir, les Juifs de la cité utilisent une prière spécifique lors de Yom Kippour. Saudal entend l'anecdote mais ne la relève pas vraiment, 1890 lui paraît loin. 


Il quitte ensuite l'hôtel et s'assoit à la terrasse d'un café afin d'y prendre un rafraîchissement, lire un peu la presse et discuter avec quelques officiers italiens. Plus tard, des officiers français le convient à dîner avec eux. Il accepte et les suit à la recherche d'un restaurant. Il finit par passer par la rue où se situe la maison devant laquelle il avait vécu d'étranges phénomènes, près de deux ans auparavant. Ceux-ci se manifestent aussitôt de nouveau. Des chants et des voix résonnent dans sa tête. Assailli, il tente de dissimuler sa gêne sans y parvenir. Se tenant la tête, puis se bouchant les oreilles, il presse le pas pour quitter les lieux au plus vite. Ses compagnons sont surpris mais n'osent rien lui demander. Le phénomène finit par se disperser et Saudal tente de se calmer en grillant une cigarette. 

La soirée se passe bien et après avoir quitté ses convives, il rentre à l'hôtel se coucher. Son sommeil est agité et guère serein. Il en vient à faire un rêve qui va s'avérer troublant. Il se voit déambuler dans Salonique, un soir, mais à une époque qui n'est pas la sienne. C'est en effet dans un décor médiéval qu'il évolue, à l'ère byzantine de la cité. Il marche jusqu'à la maison où il entend les voix monastiques lorsqu'il est éveillé. Cette demeure est bien différente de celle qu'il connaît. Elle est plus grande et plus prestigieuse que celle qui se trouve à son emplacement en 1917. Aucun chant ne se fait entendre et il pénètre à l'intérieur. 

Il y traverse plusieurs pièces, comme s'il connaissait très bien les lieux, et arrive jusqu'à une chambre. Il y trouve, couché dans le lit, un vieillard qui lui est parfaitement étranger. Saudal engage la conversation avec le vieux et lui demande son identité. L'alité lui réplique que son identité n'a guère d'importance et que s'il l'a fait venir dans sa demeure, telle qu'elle existait il y a plus de mille ans, c'est pour lui demander un service important. Il lui explique que dans sa jeunesse, il a été l'instigateur d'une malédiction qui frappe encore des innocents, onze siècles plus tard... Il lui apprend ensuite que cette malédiction peut être conjurée en détruisant les deux icônes et le coffret qui les renferme. Saudal doit donc les détruire. Mais ce que lui demande le vieillard est au dessus de ses forces. C'est un vrai crève-cœur pour lui que de s'en séparer ou de les détruire. Il s'y refuse donc malgré les arguments du vieil homme qui en sait beaucoup sur ce que ressent et vit Saudal depuis qu'il possède ces objets. Il s'entête à ne pas vouloir le faire. Il a beau savoir qu'il est condamné et qu'il pourrait sauver la vie des futures victimes de cette malédiction, rien n'y fait. Sur son insistance, le vieillard lui révèle son identité et lui apprend ainsi qu'il se prénomme Anthémios, le héros et narrateur du premier tome de la saga ! Le fait de connaître l'identité de son interlocuteur ne fait pas infléchir Saudal qui se refuse toujours à détruire les objets impliqués. 

Constatant qu'il n'obtiendra rien de lui, Anthémios décide alors d'agir par lui-même et lève la main vers la sacoche de l'officier qui contient le coffret aux icônes et celle-ci se met immédiatement à s'enflammer. Elle se consume à toute vitesse et Saudal, impuissant et fou de rage, la voit se détruire sous ses yeux. Son devoir accompli, Anthémios disparaît alors.

L'officier se réveille en sursaut et constate, à son grand soulagement, qu'il n'a fait qu'un horrible cauchemar. Il se lève et vérifie sa sacoche : tout est en ordre. Il peut se recoucher et essayer de se rendormir. Mais ce rêve, qui lui confirme la prédiction de la voyante, ne peut que l'angoisser.

Le lendemain matin, il se réveille tard et demeure inquiet. Il se rend près des quais pour prendre un café et fumer sur une terrasse, avant d'aller déjeuner dans un restaurant à poissons. Il gagne ensuite les petites rues de la vieille ville afin d'y trouver de la fraîcheur. Pour quitter la rade, il remonte le quai Constantin et passe devant l'hôtel Splendid avant de bifurquer vers le centre et l'intérieur de la ville. Il finit par tomber sur le bazar couvert et entreprend de le visiter et d'y déambuler. Il y fait quelques emplettes pendant environ une heure. 

Quand il en sort, il remarque que l'ambiance a changé dans la ville. Il y règne une agitation particulière qui n'existait pas avant qu'il ne rentre à l'intérieur du bazar. La panique et l'inquiétude se lisent sur les visages des habitants. Ne parlant pas le grec, il s'adresse à des soldats anglais puis à des sous-officiers français pour obtenir une explication. Il apprend alors qu'une partie de la ville est en flammes. Ce qui sera l'un des plus grands incendies du début du XXe siècle vient de démarrer, en ce 18 août 1917. Un drame qui vient donc de "fêter" ses 103 ans, il y a une dizaine de jours... 
L'Hôtel Splendid en flammes durant l'incendie d'août 1917 
(Wikimedia commons - Aeleftherios)


On lui indique que le feu est parti du côté du quartier de Meylane, lequel héberge de nombreux réfugiés, entre le centre-ville et la ville haute. Le vent attise le feu et celui-ci se dirige vers la préfecture, par la rue Aghiou Dimitriou, et vers le marché, via la rue Leontos Sofou. Se remémorant sa discussion avec le directeur de l'hôtel, Saudal réalise qu'il doit au plus vite aller sauver ses affaires, car l'établissement est situé dans un quartier directement menacé. 

Lorsqu'il arrive sur place, il voit que le feu s'approche dangereusement. La clientèle a été évacuée dans la rue et le personnel a formé une chaîne afin de faire passer des seaux d'eau. Comme il n'existe pas de brigade de pompiers à cette époque à Salonique, c'est à chacun de se débrouiller. Après quelques échanges avec le patron, Saudal se précipite vers les étages afin de gagner sa chambre. Il y découvre, au côté du directeur, que le feu a commencé à prendre. La poignée de la porte de sa chambre est brûlante, et quand il pénètre à l'intérieur il voit que le feu a déjà pris dans un coin. La commode qui contient ses effets est encore intacte. Il y récupère aussitôt sa sacoche contenant ses icônes, puis le maximum d'affaires qu'il peut. 
Carte de l'incendie de 1917 (Wikimedia Commons)


Il se redirige ensuite vers la sortie afin de quitter cette fournaise, mais il voit que le feu a déjà rejoint la porte. Le lit s'est enflammé lui aussi et le voilà pris au piège. Sa seule issue est de rejoindre la fenêtre de l'autre côté de la pièce, mais l'accès lui en est barré par les flammes. Ne sachant comment les franchir, il commence à paniquer puis à se résigner, avant de se mettre à crier à l'aide mais sans réponse. 

C'est alors qu'une vision surréaliste lui apparaît. Quelqu'un est allongé dans le lit parmi les flammes ("Parmi les flammes" est d'ailleurs le titre de ce XXIe chapitre). Pas n'importe qui puisqu'il s'agit du vieil homme de son rêve de la nuit précédente. Anthémios se présente ainsi directement à lui et non plus par l'intermédiaire d'un songe. Ebahi, Saudal reste muet et c'est le spectre qui prend la parole. Il lui demande encore de détruire ses objets maudits en les jetant au feu. Incrédule, Saudal s'y refuse encore et, devant l'insistance d'Anthémios, il s'irrite et se saisit d'un vase qu'il expédie vers l'apparition. Le vase traverse le corps d'Anthémios, rebondit sur le matelas en flammes et vient se briser contre le mur. Il comprend alors qu'il a bel et bien à faire à un fantôme mais il n'a pas vraiment le temps de s'en étonner ou de s'en épouvanter, le feu, de plus en plus proche, redevenant très vite sa première source d'inquiétude. Il lui faut s'échapper de là coûte que coûte. Anthémios lui indique que son heure n'est pas venue et qu'il survivra à cet incendie. Il ajoute que sa mort n'interviendra que le jour où les neuf envoyés de l'ombre viendront à sa rencontre. Saudal fait alors le rapprochement avec les neuf inconnus dont lui avait parlé la voyante serbe. Anthémios lui conseille ensuite de retrouver son sang froid pour se tirer de là, la solution étant simple selon lui. Puis il disparaît aussi vite qu'il était apparu. 
L'incendie vu depuis les quais (Wikimedia Commons - Macedonian-heritage.gr)


L'officier réfléchit rapidement et entreprend de renverser la commode avant de la soulever, dans un geste herculéen désespéré, pour la jeter sur le lit. Il profite alors de la brèche ainsi créée pour franchir le rideau de flammes et gagner la fenêtre. 

Là, le directeur et le personnel de l'hôtel l'aperçoivent et s'organisent pour permettre son évacuation. Un matelas est déposé au sol et un drap est tendu afin d'amortir sa chute. Saudal s'y jette et atterrit sans dommage, avec juste quelques brûlure superficielles et le visage noirci. Il l'a échappé belle et se demande ce qu'il devra faire de ses icônes maudites pour lesquelles il vient de risquer sa vie. Devrait-il s'en débarrasser ? Ou au contraire continuer à tout faire pour les garder ? Il penchera pour la deuxième option et rejoindra son régiment, à présent dans la région de Florina. 
Réfugiés après l'incendie (Wikimedia Commons - Macedonian-heritage.gr)


L'incendie ne sera finalement maîtrisé que le lendemain-soir. Le bilan sera pour le moins impressionnant avec pas loin de dix-mille bâtiments détruits et plus de soixante-dix mille sans-abris. Bien qu'il n'y ait eu aucun mort, le désastre humain est colossal. L'économie est anéantie et la grande majorité de la population n'a plus d'emploi. Aucune catégorie sociale ou confessionnelle n'est épargnée. La communauté juive reste néanmoins la plus touchée avec environ douze-mille sans-abris. Un vaste mouvement humanitaire, appuyé par les Croix Rouge française, britannique et américaine, ainsi que par le gouvernement grec pro-allié de Vénizelos, sera rapidement déployé. Dans les années d'après-guerre, un ambitieux programme de reconstruction sera consciencieusement établi, où la France jouera un grand rôle, donnant un nouveau visage à cette cité millénaire.

A bientôt.

Olivier.